A Chicken Scoop
« Edwige Palmer remportera-t-elle le prix du plus bel équipement au grand concours agricole de Denver avec son étonnant poulailler soucoupe volante ? Toute la petite ville de Yellow Town lui souhaite bonne chance ! »
J’ai découpé le petit article du magazine The New Farmer et je l’ai collé dans mon journal, un petit carnet Diddl avec une souris qui prépare un gâteau aux pommes sur la couverture en plastique. Sous le court texte, il y a une photo d’Edwige, ma voisine, qui pose fièrement avec ses poules devant son étrange poulailler. Elle y arrive bien, ma voisine, à faire croire qu’elle attend impatiemment ce concours à la con. Mais si je l’ai collé dans mon carnet secret cet article débile, c’est que moi, je connais la vérité. Je sais que le panier garni et la coupe en faux marbre avec un tracteur dessus que remporte le gagnant du concours agricole, elle s’en fout complètement. Parce que cette histoire de concours c’est juste un alibi, et que ce qu’elle construit depuis trois mois dans son jardin, ma voisine, c’est pas un poulailler.
Je l’ai compris la nuit où elle a mis le feu à son vieux poulailler en bois. C’était Mr Palmer qui l’avait construit. Cette nuit-là, je vis par la fenêtre de ma chambre, ma voisine débouler dans son gros Hummer orange, le regard vif des fous qui ont eu une révélation, comme ma copine Carole le jour où elle a vu le fantôme de sa tante dans sa salle de bain. La petite baraque a brûlé pendant plusieurs heures, jusqu’à tard dans la nuit, mais personne ne s’en est rendu compte.
La semaine suivante, elle était parti un matin très tôt — le ciel était de la même couleur que son Hummer — et était revenu le soir avec tout un tas de matériel de bricolage et de grandes plaques de métal dans son coffre, qu’elle déchargea dans sa cour. Au fil des semaines, une étrange forme grandissait dans son jardin, comme un gros Frisbee en métal, jusqu’à se préciser et rappeler à tout le monde les premières images de Mars Attacks. Les curieux furent alors de plus en plus nombreux à ralentir en passant devant chez elle en voiture ou à venir rôder autour de sa clôture, téléphone portable à la main pour photographier l’engin extraterrestre. Sur internet, les théories paranormales et complotistes se multipliaient.
Un jour, deux policiers débarquèrent chez elle et lui demandèrent ce qu’elle fabriquait, la construction de véhicules motorisés étant très réglementée. Alors, sans se démonter, ma voisine fit part aux deux hommes de son projet de poulailler vaisseau spatial, une idée qu’elle avait eue en regardant un film d’extraterrestre à la télé. Avec une idée aussi originale, elle pensait même s’inscrire au grand concours agricole de Denver, il y avait apparemment une catégorie pour les équipements et structures insolites.
Mme Palmer avait toujours trainé une réputation de vieille fille un peu bizarre. Son mari était mort très tôt, et parmi les rumeurs qui traînaient à Yellow Town, il y en avait une qui disait qu’elle l’avait tué et donné à manger aux poules. Je trouvais d’ailleurs cette rumeur vraiment stupide puisque Mme Palmer adorait son mari. Bien sûr elle n’était pas très bavarde, elle portait des robes d’un autre temps, du genre petite maison dans la prairie, même si sa maison à elle était plutôt une cabane un peu pourrie. Mais elle était très gentille, elle donnait toujours une pièce à Joe le fou qui mendiait devant le super marché et elle soignait les oiseaux blessés. Elle était au fond pour la plupart des gens cette dame doucement folle qui fait partie du folklore de la ville et chez qui les enfants hésitent à sonner le soir d’Halloween. Les deux policiers, et bientôt tout le voisinage, n’eurent donc aucun mal à accepter cette explication, la plupart des habitants se mirent même à encourager Mme Palmer, leur nouvelle mascotte et espoir local.
Au fond personne ne s’était jamais vraiment intéressé à ma voisine avant cet épisode. Enfin personne mis à part Mr Palmer et moi-même. Et c’est parce que je n’avais pas attendu ce chantier du troisième type pour réaliser qu’elle avait quelque chose de spéciale, quelque chose en plus, ma voisine, que je ne croyais pas le moins du monde à cette histoire de concours. Et comme j’avais vu suffisamment de films d’action et d’espionnage, je savais très bien ce qu’il fallait faire quand on soupçonne quelqu’un de nous cacher quelques chose. On s’introduit chez lui et on trouve des indices, des preuves qu’il prépare un gros coup. Ma voisine ne fermait jamais la petite porte de la cuisine qui donne sur sa cour, il me fallait simplement escalader les planches de bois qui séparaient son petit jardin de celui de mes parents, à l’heure où ils regardent cette étonnante émission où il faut manger 50 saucisses à hot-dog en 3 minutes pour gagner un week-end à Los Angeles. C’était aussi l’heure ou ma voisine faisait sa sieste. C’est à ce moment-là que je m’introduirai chez elle.
Dans sa cuisine, il y une petite table en Formica jaune, des chaises dépareillées autour, deux bleues et une rouge, un petit bouquet de fleur trop séchées dans un verre à moutarde et du café froid dans le fond d’une tasse. Il y a aussi un gros frigo qui un jour devait être blanc et dessus, tenue par un magnet qui représente la tête de Ginger, la poule vedette du dessin animé Chicken Run, une facture avec un post-it « urgent ». Je la prends en photo, et le magnet aussi, ce sont peut-être des indices. Mais alors que je m’apprête à quitter la cuisine pour le salon, je remarque une bouteille de sirop de menthe à peine entamée, pas encore toute collante, toute brillante au soleil comme une pierre précieuse. J’eu alors terriblement soif. Sans bruit, je rinçais un petit verre qui traînait au fond de l’évier, je versais dans le fond un peu de sirop et je finis par remplir à ras bord avec de l’eau bien fraîche. Bien sûr, quand j’eus fini mon verre et me retournais vers le salon, ma voisine se tenait debout dans le cadre de la porte. Et je ne fus au fond pas tellement surprise, juste un peu honteuse, parce que c’est sûr que ça ce serait passer comme ça dans un film, je m’étais détourné de ma mission, attiré par une tentation imprévue et irrésistible. J’adorais le sirop de menthe.
Ma voisine, qui n’avait pas l’air trop fâchée, me demanda ce que je faisais chez elle pendant sa sieste, car elle se doutait bien que je n’avais pas fais tout ce cirque pour un simple verre de sirop à l’eau. Je lui faisais alors part de mes soupçons quant à cette histoire de poulailler et de concours agricole, et lui expliquais mon ingénieux plan pour faire la lumière sur toute cette histoire. D’abord elle ne répondit rien, elle sourit juste pour me faire comprendre qu’elle ne m’en voulait pas. Alors je lui demandais si je pouvais avoir un autre verre de sirop de menthe. Lorsqu’elle se rassit à côté de moi sur le canapé en toile beige, après m’avoir apporté un nouveau verre, elle se mit à me raconter. C’était il ya quelques mois, à cette époque de l’année où il fait nuit très tôt.
« Cet après-midi-là j’avais rendez-vous avec Roger Osborne, un horrible bonhomme qui dirige plusieurs supermarchés dans la région. Chaque jeudi, des types débarquent chez moi dans une camionnette blanche et rouge avec le logo d’Osborne Market — High quality, low prices, c’est le slogan du magasin — pour récupérer des volailles. Je leur donne tout ce que je peux et la première semaine du mois, je reçois un chèque. Mais ces derniers temps, ils me demandaient de plus en plus de poulets alors que mon chèque était de plus en plus mince. J’ai pris rendez-vous avec Mr. Osborne, pour lui expliquer que c’était impossible pour moi de produire plus de viande, surtout si mon salaire diminuait. Ce jour-là il se félicita de pouvoir m’annoncer que je n’avais plus à me tracasser toute la semaine jusqu’au jeudi, puisque à partir de maintenant, la camionnette ne viendrais plus. Il avait passé un accord avec un jeune éleveur qui lui fournissait 5 fois plus de poulets pour trois fois moins cher.
Quand à moi, je pourrais me concentrer sur une vente de proximité, dans les petits marchés par exemple. J’avais le ventre si noué que je ne trouvai pas la force pour lui répondre que tous les petits marchés, comme il disait, avaient fermé un à un, déserté par une population en quête de petits prix, écrasé par la grande distribution. Je suis sorti de son bureau en pleurant, et j’ai regagné ma voiture. À part mes poules, personne ne m’attendait à la maison, alors j’ai décidé de faire un détour par la petite route qui traverse la forêt, c’est plus long mais c’est joli, tous ces sapins autour de vous. Il y en a de moins en moins, la ville veut construire un lotissement en bordure de forêt.
J’avais l’impression que je roulais depuis des heures lorsqu’on fond de la route, de plus en plus proche, je distinguais une intense lumière verte. Je fus bientôt incapable de voir correctement la route, alors je m’arrêtais sur le bord de la chaussée, pour comprendre d’où venait cette lueur. Je sortis de ma voiture, j’avançais à pied sur quelque mettre quand je me sentis happée, comme tirée par un fil invisible, mes pieds se décollèrent du sol et j’eus la sensation que je flottais, avant de perdre connaissance. Lorsque je me réveillai, j’étais à l’arrière de ma voiture, le jour était levé. Je n’ai pas trop compris sur le moment, je n’avais pas vraiment d’explication mais je n’allais pas rester sur cette route toute la journée en attendant une révélation, alors je suis rentré chez moi. Sur la table, les deux factures urgentes à payer suffirent à faire sortir de ma tête
l’étrange épisode nocturne, et seul tournaient en boucle les paroles du gros Mr Osborne. Mais la nuit venue, et ça pendant plusieurs jours, je fis un rêve, toujours le même. Je me retrouvais dans une grande pièce blanche, on ne distinguait pas les murs du sol ou du plafond, tout se confondait dans la lumière. J’étais assise sur un siège en métal, et je pouvais sentir, dans mon rêve, la sensation désagréable de cette assise froide et dur contre mes bras et ma nuque. Face à moi, il y avait comme un écran de télévision. Des milliers d’images défilaient devant mes yeux. Des forêts en feu, des hommes dans des bunkers, de grandes vagues qui avalent des maisons et des animaux qui n’existent plus.
Chaque image me faisait comme un trou dans le ventre. Puis l’écran devenait tout noir et je revoyais leur silhouette brillante et impalpable, leurs corps de lumière s’approcher de moi et m’engloutir. Je me réveillais toujours à ce moment-là, le corps chaud et tremblant. Ce qui me troublait le plus, c’était ces images qui s’accumulaient dans mon esprit, qui ne disparaissait jamais une fois que j’étais réveillé. Et au fil des semaines, leur signification, le message qui m’avait été adressé était de plus en plus clair : les hommes étaient en train de tuer la planète qu’ils habitaient, la fin de notre monde était imminente. Je suis resté chez moi pendant une semaine, je passais mes journées sur mon ordinateur à regarder des documentaires sur la pollution des océans ou sur des types qui entassent des boîtes de cassoulet dans un trou où, de toute façon, ils finiront par mourir.
Et puis j’ai écouté les témoignages des gens qui avaient, eux aussi, fait une rencontre. À chaque fois, on les présentait comme des fous, à croire qu’aucun d’eux ne s’était lavé les cheveux pour la télé. Mais moi, je les comprenais, je les trouvais plus lucides que le type en costume marron sur la chaîne Earthview qui nous explique que non, l’humanité n’est pas prête de s’éteindre et qu’on peut continuer à prendre l’avion à de manger de la viande dans nos hamburgers parce qu’ « on ne va quand même pas s’arrêter de vivre ». Ce type est gouverneur je crois. Il m’est alors paru évident que si les extraterrestres nous avaient choisis, moi et les autres aux cheveux gras, ce n’était pas simplement pour qu’on comprenne avant tout le monde que la fin était proche. C’était pour nous donner une chance de nous sauver, de les rejoindre. J’ai regardé toutes les vidéos possibles sur les OVNI, les soucoupes volantes mais aussi les diverses tentatives de construction autonome d’engin volant. J’ai téléchargé les plans des circuits électriques des drones qu’on trouve maintenant un peu partout, ceux qui servent à filmer les villes depuis le ciel et à surveiller les gens. En pleine nuit, j’ai pris ma voiture et j’ai roulé jusqu’à l’endroit où j’avais vu la lumière verte. Je ne sais pas trop ce que j’espérais. Bien sûr, il ne s’est rien passé et j’ai fais demi-tour. Sur la route, j’étais obsédé par mon nouveau projet. Il allait me falloir beaucoup de place pour construire un tel engin, alors quand je suis arrivé chez moi j’ai mis le feu à mon poulailler. La construction d’un nouvel abri pour mes poules ferait diversion. Après avoir passé toute la semaine suivante à faire des calculs et des plans, j’étais arrivé à élaborer un projet qui me semblait tenir la route. Je suis parti très tôt un matin et j’ai roulé jusqu’à Denver. Là- bas, il y a le plus grand Palais du bricoleur de la région. J’ai acheté tout le matériel nécessaire et les quatre grande plaques de métal, aussi brillante et froide que le siège sur lequel je suis assise dans mon rêve. Depuis trois mois, je fabrique à la vue de tous un vaisseau spatial. Garde le pour toi Jessica mais d’ici peu de temps, je me tire d’ici. »
Elle m’a dit qu’elle partirait un soir ou le ciel serait chargé d’électricité, juste avant que les villes et les maisons soient touchées par la foudre et inondées, noyées sous des pluies qui dureront des semaines. Viendront ensuite des sécheresses et des maladies. La nourriture finira par manquer, les gens iront faire leurs courses avec une arme, ceux qui n’en ont pas s’en procureront une. Des gens sûrement mourront pour de l’essence. Et plus tard, sur les ruines, une nouvelle planète renaîtrait. Peut-être.
Quand elle eut fini de parler, il y eut un lourd silence qui dura bien deux ou trois minutes. Je ne savais pas quoi dire. Bien sûr je pensais qu’elle était devenu folle, mais elle m’avait quand même bien foutu la trouille avec ces histoires de fin du monde et de boîtes de cassoulet.
« Si ça peut t’aider à t’endormir ce soir tu peux te dire que je suis une vielle cinglée, tout le monde le pense et ça ne me fait rien. Mais, Jessica, je t’aime bien, tu es une petite fille intelligente, donc quand tu auras moins peur, j’espère que tu réfléchiras à un moyen de sauver ta peau. Rentre chez toi maintenant, tu peux embarquer la bouteille de sirop si tu veux. »
Je suis rentré chez moi, mes parents étaient encore devant la télé à regarder un homme éclater des pastèques avec sa tête. Je suis monté dans ma chambre et j’ai pleuré silencieusement en pensant qu’ils ne voudraient jamais, eux, construire de soucoupe volante. Et même si un jour le présentateur de la NBC, celui qui a les cheveux teints et le visage orange et qu’ils adorent, annonçait la fin du monde, ils iraient acheter un revolver et 30 boîtes de cassoulet. C’est à cette époque que j’entrepris d’enterrer tous les pépins de tomates et les noyaux des pêches que je mangeais. Je ne parlais pas à mes parents de mon petit potager clandestin, ils se seraient moqué, mais j’étais sûre que le jour où l’orage arriverait, ils seraient fiers de moi, et nous aurions de quoi manger. De son côté, ma voisine est devenue de plus en plus solitaire au fil des semaines, elle ne sort plus que pour travailler sur son poulailler et aller au super marché. Je ne lui parle plus jamais.
Et chaque soir d’orage, je regarde le ciel par la fenêtre de ma chambre.