Nikola Jankovic (1969) est architecte. Critique et commissaire d’exposition, il a été lauréat de l’Académie d’Architecture pour une étude consacrée à l’influence des paysages désertiques chez l’artiste James Turrell (Arizona) et chez le compositeur Harold Budd (Californie). Il achève actuellement un doctorat de géographie consacré au paysage contemporain. Architecte DPLG (1993). Il a enseigné à l’École Supérieure d’Art de Grenoble ainsi qu’à l’École Spéciale d’Architecture (Paris).
http://www.ciren.org/ciren/conferences/030304/

Habiter l’Internet ? / Rennes / 1er mars 2005 / Nikola Jankovic

Ma conférence aura pour titre « L’Image habitable ».

Par là, elle fait à la fois écho à l’intituler de votre travail avec Reynald Drouhin – « habiter l’internet » – et à la fois écho au titre homonyme d’une exposition d’« images d’architectes » que j’avais présentée à Genève il y a deux ans et demi.

Le point de vue de l’architecte d’un côté et du critique d’art de l’autre – tel sera le regard que j’entends avoir ici – et ce, en direction d’une « écographie ».

Que signifiera pour moi ici le terme d’écographie : simplement quelque chose qui relève d’une écologie des images – l’étymologie grecque de l’éco- (oikos, le foyer, la maisonnée) ayant économiquement à voir avec l’eikon, c’est-à-dire avec l’image.

Écographie sera donc ce qui, d’un côté garde le préfixe d’une sphère – d’une enveloppe – qui sépare le privé du public et l’autorité domestique de la politique de la Cité, et de l’autre garde le suffixe d’une –graphie, d’une « écriture » (graphein) ou d’une « image ».

Par l’éco- ou par la –graphie on reviendra donc au questionnement de l’habitabilité d’une image et, par voie de conséquence, par la manière d’« habiter » l’internet.

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Comment entends-je procéder ?

Pour faire état des grandes pistes problématiques relatives à cet oxymore qu’est habiter l’internet – un oxymore est le procédé rhétorique consistant à accoler deux termes contradictoires, par ex. « village » et « global » pour faire « village global » ou « habiter » et « internet » pour faire « habiter l’internet » –, je procéderai à un exposé en trois parties :

– La première sera relative à une « psychanalyse des images » telle que, par-delà les travaux du psychanalyste Didier Anzieu sur la « schématisation d’enveloppe », son confrère Serge Tisseron s’est prêté à la présenter en 1995.

– La seconde partie sera relative à une « anthropologie de l’image » telle que l’historien d’art Hans Belting l’a proposée dans son livre récemment publié en français chez Gallimard (oct. 2004).

– se référant à un ouvrage de Dominique Rouillard paru il y a trois mois, la troisième partie sera relative, elle, à une brève archéologie de l’histoire de l’architecture contemporaine où, dans les années 60 en Autriche, l’« espace vital » de l’habitation fit l’objet de tentatives pour être « converti », « branché », « dérivé » par un recours à des « bulles » ou à des « casques », annonçant en cela la collusion des espaces virtuels et de la littérature cyberpunk des années 80…

– Enfin, à travers une présentation de la problématique et des dispositifs mis en œuvre dans mon exposition en Suisse, la quatrième et dernière partie >sera relative à une approche plus concrète sur la manière dont les architectes utilisent leurs ordinateurs pour mettre en scène la « spatialité » de leurs réalisations par le biais de l’image.

Afin d’éviter tout fétichisme à courte vue, j’ai décidé de n’« imager » mes propos que par le seul usage de la description verbale – ce qui prouve aussi qu’« habiter l’internet » pourra aussi être pour vous une manière de réfléchir sur la manière littéraire dont l’imag-ination peut aussi se faire sans image autre qu’abstraite ou métaphorique

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En toute rigueur, il faut donc tout de suite s’entendre sur, d’une part le glissement subreptice que je suis en train d’opérer entre « internet » et « image » et, d’autre part, l’idée forte d’« habitation ».

En effet, si l’on s’entend bien sur ce qu’est « habiter », ce terme paraît complètement incompatible avec l’internet et sa prétendue « spatialité » !

Il manque tout à l’internet pour que l’on puisse y « habiter » ; on peut « aller » sur internet mais ce n’est, dans l’usage courant, qu’un aller-simple : on ne « revient » pas de l’internet !

Remarquez d’ailleurs que l’on y va pas « dans » mais « sur » – ce qui laisse du même coup entendre que si on y va, on y « entre » pas !

Mis à part de nombreux scénarios de SF sur la « toile » du Web ou sur le « cyberspace » de la réalité virtuelle, la spatialité de l’internet interdit tout séjour, toute résidence, toute habitation.

Désincarné, digital, informationnel, il va sans dire qu’on peut tout sauf y « habiter » : son espace est encore plus inconsistant ou abstrait que l’espace géométrique d’Euclide ou l’espace mécaniste des XVI et XVIIe siècles…

Pour habiter il faut un sol, un territoire dans lequel « avoir sa demeure », dans lequel on « vit ». Or comme le disait le géographe Augustin Berque il y a plus de dix ans de la réalité virtuelle, on n’y séjourne qu’en tant qu’on y « entre » et qu’on en « sort » : on n’y reste pas, on n’y demeure pas, on n’y vit pas.

Cela est donc d’autant plus vrai pour l’internet où, si on y va « sur », on n’y « reste » en réalité sans y « être ».

Par contre le transport de l’image ou la métaphore littéraire peuvent nous faire imag-iner une habitation : ce ne sont pas « la technologie » ou « le numérique » qui le permettent mais ce que leurs stimuli peuvent induire sur notre corps, sur nos sens ou sur notre pensée.

Stimulation, modélisation, simulation – autant de modifications qui permettent d’abuser notre corporéité organique ou sociale.

Ce n’est pas l’internet comme « espace médiatique » qui peut devenir habitable mais l’internet comme médium, comme « milieu » de transmission d’images, de sons et de textes qui, eux, pourront « porter » – supporter, transporter – une certaine expression sensibilité de ce que l’habitabilité et la spatialités, elles, sont.

Si l’on habite « sur » Terre, c’est avant tout parce qu’on habite d’abord « dans » un abri, qu’il soit nomade ou sédentaire.

Comme on le verra, cette intériorité psychique et symbolique est loin d’être anodine.

Comme le disait Pierre Le Moyne au XVIIe siècle, si l’architecture est apparue, c’est parce que nous avons quitté l’état de nature et de préservation intégrale que le paradis permettait car :

« Si ce bienheureux état durait encore, l’architecture ne nous serait point nécessaire »

En réalité – même si l’argument sensible et climatique est fort convaincant –, il faudrait chercher l’habitabilité dans le processus préhistorique où l’homme surgit dans le « monde » qu’il construit : l’homme construit le monde du sol sur lequel il cesse d’être un animal et découvre sur son sol géographique les moyens de « survivre », l’habitation nécessitant plus qu’une vie précaire « sans domicile fixe ».

C’est à l’archéologue Jacques Cauvin que revient le mérite d’avoir, en 1997, fort bien présenté l’adéquation entre naissance de l’agriculture et naissance des divinités de laquelle une préhistoire de l’architecture peut expliquer l’instauration d’une « habitation » au sens noble du terme.

À l’instar de ce que tentait de montrer le récent documentaire sur Homo sapiens ce n’est qu’à travers une perception / construction du monde que s’organise sa symbolisation divinatoire et une domestication de la faune et de la flore à partir desquelles l’habitation sous forme de regroupement social de constructions architecturales commencent véritablement à prendre sens.

C’est à ce moment d’enfance de l’art qu’apparaît son ouvrage dont, parmi d’autres formes d’expressions, l’image sera un support privilégié…

Dans le même registre de constatation sur ce qu’habiter implique en terme de symbole et de territoire, un ouvrage publié il y a deux mois fait déjà figure de classique : celui consacré au champ mimétique de Jean-Christophe Bailly.

En le désignant dans la Grèce antique et autour des questions sociales de la Polis et du territoire périphérique de la Khôra, l’auteur entend dégager non seulement les «conditions d’avènement de l’image» mais aussi tous les autres «actes de représentation» : sculpture, danse, théâtre, écriture.

Autrement dit, la –graphie et l’éco- dont il est ici question désignent un espace « scriptible » (« écrivable ») par une relation entre un corps et un sol, deux choses dont l’internet est dépourvu.

Habiter appelle une condition d’existence et, par voie de conséquence, une symbolisation opérée à partir de choses bel et bien concrètes…

C’est pourquoi, comme le disait Heidegger en s’appuyant sur l’étymologie de la langue allemande, il y a une collusion entre « bâtir », « habiter » et « penser ».

Sans développer cette « ouverture » sur l’ontologie, la phénoménologie et l’herméneutique, il est du même coup alors possible d’en venir à la première partie de notre exposé : celui d’une schématisation d’enveloppe par le biais d’une psychanalyse des images.

Nikola Jankovic

Bibliographie :

ANZIEU, Didier, Le Moi-peau, Dunod, Paris, 1985, 291p.
BAILLY, Jean-Christophe, Le Champ mimétique, Éditions du Seuil, coll. Librairie du XXIe siècle, Paris, 2005, 327p.
BELTING, Hans, Pour une anthropologie des images, trad. de l’all. Bild-Anthropologie : Entwürfe für ein Bildwissenschaft par Jean Torrent, Gallimard, Paris, 2004, 348p.
CAUVIN, Jacques, Naissance des divinités Naissance de l’agriculture. La révolution des symboles au Néolitihique (1997), Champs-Flammarion, Paris, 1998, 318p.
JANKOVIC, Nikola, « Habiter l’image ? », in catalogue L’Image habitable (N. Jankovic, comm. version A), Centre pour l’Image Contemporaine, Genève, 2002, pp.10-12.
ROUILLARD, Dominique, Superarchitecture. Le futur de l’architecture 1950-1970, Éditions de la Villette, Paris, 2004, 538p.
TISSERON, Serge, Psychanalyse de l’image, de l’imago aux images virtuelles, Dunod, Paris, 1995.
TISSERON, Serge, Comment l’esprit vient aux objets, Aubier, Paris, 1999.